Lumière sur ALEXANE GUÉRIN
Paru le 19 novembre 2024
Alexane Guérin est Docteure en science politique, associée au Centre de Recherches Internationales (CERI). Elle a soutenu une thèse de doctorat sur le "viol ordinaire" qui vise à révéler les mécanismes hétéronormés et culturels qui rendent ces viols difficiles à dénoncer et à reconnaître, notamment dans le cadre de la justice pénale.
Alexane Guérin, peux-tu te présenter en quelques mots?
Je suis docteure en science politique, diplômée de Sciences Po Paris et de la Sorbonne, et je vis actuellement à Toulouse, dans le sud-ouest de la France. J’ai fait des études littéraires, avant de me spécialiser en philosophie et en science politique, des disciplines que j’enseigne désormais à l’université. J’ai soutenu ma thèse de doctorat il y a quelques mois, en février 2024, un moment qui est venu achever un long travail de recherche sur les enjeux des violences sexuelles et des différentes formes de justice.
Qu’est-ce qui t’a amené à t’intéresser à la justice réparatrice ?
J’identifie trois éléments décisifs qui m’ont amené à la justice réparatrice :
Lorsque j’étais en master, j’ai écrit un mémoire de recherche sur le traitement pénal des violences sexuelles, dans lequel j’analysais les obstacles que rencontrent les victimes tout au long de la procédure, mais aussi en amont, puisqu’en France 90% d’entre elles ne portent pas plainte. Ce chiffre a été pour moi un choc, qui m’a poussée à comprendre en profondeur ce paradoxe : alors qu’on présente la justice pénale comme la seule option légitime pour dénoncer les violences sexuelles subies, comment expliquer qu’une infime minorité de victimes choisit finalement d’y recourir ?
Parallèlement, le mouvement #MeToo a éclaté partout dans le monde, et a donné à voir des millions de récits portés par les victimes elles-mêmes, qui ont parfois décrit ce qu’elles avaient subi, parfois dénoncé l’individu en question, ou encore expliqué pourquoi elles s’étaient détournées du système judiciaire. Ces éléments et évènements ont constitué le point de départ de mes hypothèses : l’idée qu’il y a une diversité de victimes avec des attentes très diverses à la suite des violences qu’elles ont subies, qu’il n’existe pas de comportement idéal à faire adopter, et qu’il faut pouvoir y répondre en proposant une multiplicité d’espaces de justice, aux finalités distinctes.
Et puis le dernier élément est venu au cours des entretiens avec j’ai réalisés avec des femmes qui avaient subis des violences sexuelles. Dans leur parcours, j’ai identifié une stratégie de dénonciation qui ne passait ni par les réseaux sociaux, ni par le dépôt de plainte : elles ont cherché à confronter l’homme qui les avait violée, de manière directe ou indirecte, en face-à-face ou par écrit, avec des finalités différentes en fonction des cas (pour qu’elles puissent elles-mêmes poser le mot de viol ou lui faire part des conséquences que cet événement a eu sur leur vie, ou bien avec l’attente qu’il reconnaisse les actes commis, ou encore pour s’assurer qu’il ne commette pas d’autres violences avec ses partenaires intimes, etc.). Sans le nommer comme tel, elles cherchaient à mettre en place un processus de dialogue, avec des attentes de réparation, qui prenaient à chaque fois un sens singulier. Mais cette « confrontation », ce dialogue, avait lieu hors dispositif, sans cadre, sans accompagnement, et donc avec des risques énormes de victimisation secondaire et d’insécurité. Je me suis donc intéressée à des dispositifs qui proposaient ce type de dialogue, mais de manière encadrée et sécuritaire.
C’est ce qui a déterminé mon envie de comprendre comment la justice réparatrice pouvait fonctionner, à quelles conditions, avec quelles méthodes.
Pourquoi avoir choisi de venir 4 mois au Québec pour ton travail de recherche ?
J’ai travaillé sur les enjeux des violences sexuelles en m’intéressant à un type spécifique de viol, commis dans l’intimité, par un proche, qui s’inscrit dans la vie ordinaire. Dans ces cas-là, le dépôt de plainte est loin d’être une évidence pour les victimes, pour un ensemble de raisons très diverses. Je me suis donc intéressée à des dispositifs de justice réparatrice qui proposent des accompagnements « hors » espace judiciaire, et qui ne requièrent pas de dépôt de plainte pour y accéder. Quand j’ai découvert l’existence du service de médiation spécialisée à Equijustice, j’ai voulu y faire mon enquête de terrain, ce qui a été possible grâce à l’accueil de Marie-Eve Lamoureux et Serge Charbonneau. En venant au Québec, j’ai pu réaliser des entretiens avec une dizaine de médiateurs et de médiatrices spécialisé·es, découvrir le fonctionnement d’Equijustice, assister à des réunions cliniques, à des formations à l’approche relationnelle (forgée par Serge Charbonneau et Catherine Rossi). En parallèle, j’ai suivi un cursus en études féministes à l’UQAM, ce qui m’a permis d’approfondir mes réflexions sur les approches féministes du droit, de la justice, et des violences sexuelles.
Quelles observations y as-tu faites ? Qu’as-tu appris lors de ton séjour parmi l’équipe d’Équijustice ?
J’ai énormément appris lors de mon séjour à Equijustice, ce serait difficile d’être exhaustive. Comme je ne viens pas du tout du milieu de la médiation, j’ai eu l’impression de découvrir un champ tout entier, avec son propre langage, ses propres normes. A travers la méthode de la médiation relationnelle, j’ai découvert un ensemble de savoirs théoriques et pratiques auxquels je n’avais jamais eu accès dans le milieu universitaire.
Je vais prendre un exemple. Il y a des types de savoirs qui constituent des évidences pour des praticien·nes, mais absolument pas pour d’autres personnes : le fait, par exemple, que l’écoute soit une compétence, qu’elle relève d’une technique, qu’elle requiert l’apprentissage d’une posture. Ce qui implique qu’elle n’est pas une qualité innée dont un individu disposerait ou non (une capacité spontanée), mais qu’elle se travaille afin d’accueillir le récit, les attentes, les besoins d’une personne concernée par les violences sexuelles. Or, les espaces dans lesquels sont garantis une écoute attentive et une position de non-jugement, qu’on retrouve dans l’approche relationnelle, sont extrêmement rares, que ce soit dans notre vie quotidienne et sociale, ou au sein des institutions auxquelles on se confronte.
Ce qui m’a aussi beaucoup marquée, c’est qu’Equijustice n’essaie pas de s’imposer comme le nouveau lieu de justice. Avec l’émergence de la médiation spécialisée (en contexte de violences sexuelles), la stratégie n’a absolument pas été de supplanter la justice pénale, de la concurrencer, en présupposant que la justice réparatrice conviendrait à tout le monde. Au contraire, la démarche a été de s’inscrire dans un écosystème d’organismes existants, et cette volonté transparait dans la manière dont tous les centres d’Equijustice ont créé des partenariats locaux. La création de ces partenariats est cruciale, parce qu’il s’agit de pouvoir réorienter les personnes lorsque leurs attentes correspondent à d’autres services (association d’aides aux victimes, information juridique, thérapies, etc.). Ce que j’ai appris au sein de l’équipe d’Equijustice c’est que leur ambition n’était pas de s’inscrire dans une forme de compétition avec les autres structures et dispositifs de justice, mais au contraire de proposer une autre option possible pour les personnes victimes.
Tu viens de terminer ton doctorat dont la thèse portait sur la justice réparatrice en contexte d’agressions sexuelles, comment ton travail a-t-il été reçu?
C’est encore trop tôt pour le dire, d’autant qu’il a surtout été « reçu » dans le milieu universitaire. Mais je constate que ce sujet suscite de plus en plus d’intérêts, de la part de personnes qui viennent de milieux professionnels très différents (journalisme, cinéma, travail social, milieu judiciaire, milieux militants féministes, etc.).
Quels sont tes projets maintenant?
Concernant la recherche, j’ai plusieurs projets d’écriture et de diffusion de mon travail, sous plusieurs formes (un livre grand public notamment, et des articles universitaires). Mais le projet qui prend aujourd’hui le plus de place dans ma vie, c’est celui de l’association La Valise, pour laquelle je travaille en tant que co-directrice, avec mon collègue Thyl Daem. L’association a été lancée grâce à un noyau de bénévoles, avec le projet de mettre en place un service d’accompagnement en justice réparatrice pour toute personne concernée par des violences sexuelles, sexistes et intimes.
Quel message voudrais-tu adresser aux personnes victimes, professionnels et décideurs?
Peut-être celui-ci : qu’il n’y a jamais à blâmer des victimes de ne pas parler ou de ne pas dénoncer les violences sexuelles qu’elles ont subies, mais qu’il faut avant tout créer des espaces au sein desquels leurs récits et leurs attentes peuvent être accueillies de manière inconditionnelle.